Par Yann Borrel – Associé responsable du pôle d’expertise Affaires Publiques
L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 26 décembre 2013 constitue sans nul doute l’épilogue du feuilleton contentieux qui aura opposé la société EDF à l’Etat au sujet des conséquences indemnitaires liées à une modification du cahier des charges spécial d’un contrat de concession hydroélectrique.
Précisément, la société EDF a été autorisée, en vertu d’une convention de concession approuvée par un décret en date du 6 avril 1972, à exploiter les installations de production d’énergie hydroélectrique des chutes de Salon et Saint-Chamas, sur la Durance. Le cahier des charges spécial de la concession a été modifié, par avenant approuvé par le décret n° 2006-1557 du 8 décembre 2006, en vue de limiter les volumes d’eau douce et de limons rejetés par ces installations dans l’étang de Berre. Ce décret tire les conséquences d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne constatant le manquement de la France à ses obligations communautaires, notamment en s’étant abstenue de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir, réduire et combattre la pollution prolongée de l’étang de Berre » (CJUE 7 octobre 2004, Commission c/ France, C-239/03).
Consécutivement à l’édiction du décret, l’exploitant a estimé que ces restrictions unilatéralement décidées par l’Etat lui avaient porté préjudice en entraînant une diminution de la production d’électricité de ses installations et a, dans ce contexte, demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l’autorité concédante à l’indemniser à raison des pertes subies.
Le Tribunal a rejeté cette demande en se fondant sur les dispositions du II de l’article L. 214-4 du code de l’environnement, selon lesquelles « l’autorisation peut être abrogée ou modifiée, sans indemnité de la part de l’Etat exerçant ses pouvoirs de police, dans les cas suivants: 1° Dans l’intérêt de la salubrité publique, et notamment lorsque cette abrogation ou cette modification est
nécessaire à l’alimentation en eau potable des populations ; 2° Pour prévenir ou faire cesser les inondations ou en cas de menace pour la sécurité publique; 3° En cas de menace majeure pour le milieu aquatique, et notamment lorsque les milieux aquatiques sont soumis à des conditions hydrauliques critiques non compatibles avec leur préservation ; 4° Lorsque les ouvrages ou installations sont abandonnés ou ne font plus l’objet d’un entretien régulier » (TA Paris 12 octobre 2010, société EDF, req. n° 0816696/7-2).
La société EDF a interjeté appel de ce jugement devant la Cour administrative d’appel de Paris et présenté, à cette occasion, une question prioritaire de constitutionnalité au motif, notamment, que les dispositions précitées du code de l’environnement porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et notamment, au droit au maintien de l’économie des conventions légalement conclues garanti par les articles 4 et 16 de la Déclaration de 1789.
Dans sa décision n° 2011-141 QPC du 24 juin 2011, le Conseil constitutionnel a apprécié la portée des dispositions en cause en tenant compte de celles de l’article L. 214-5 du code de l’environnement, aujourd’hui codifiées à l’article L. 521-2 du code de l’énergie. Ces dernières précisent que les règlements d’eau « peuvent faire l’objet de modifications, sans toutefois remettre en cause l’équilibre général de la concession ». On rappellera que les règlement d’eau figurent aux cahier des charges annexés aux concessions hydroélectriques et valent autorisation au titre de la police de l’eau. Le Conseil a notamment déduit de la combinaison des dispositions précitées que le règlement d’eau d’une concession ne peut être retiré au titre de la police des eaux et que les modifications qui peuvent y être apportées, à ce titre, ne peuvent « remettre en cause l’équilibre général de la concession » (considérant n° 9 de la décision 2011-141 QPC du 24 juin 2011). En d’autres termes, l’Etat peut apporter unilatéralement des modifications au cahier des charges d’une concession, sous réserve de ne pas remettre en cause l’équilibre général de la concession. En cas de rupture de cet équilibre, le concessionnaire peut prétendre à être indemnisé.
Plus précisément, le droit à l’équilibre général de la concession constitue la contrepartie de la faculté offerte à l’autorité concédante de modifier le contrat (CE 11 mars 1910, compagnie générale française des tramways, rec. p. 216). Lorsque l’exercice par cette dernière de son pouvoir de modification entraîne des charges supplémentaires pour le concessionnaire, celui-ci est en droit d’obtenir une indemnité couvrant la totalité du préjudice subi, imputable à cette modification (CE 27 octobre 1978, Commune de Saint-Malo, rec. p. 401).
Dans le litige opposant la société EDF à l’Etat, la Cour administrative d’appel de Paris a tout d’abord a considéré, à la lumière de la décision rendue par le Conseil constitutionnel, que le
Tribunal administratif de Paris avait commis une erreur de droit en jugeant qu’EDF ne pouvait prétendre à une indemnité du seul fait que la mesure prise par le décret modifiant le cahier des charges de la concession entrait dans le champ d’application de l’article L. 214-4 du code de l’environnement. Au titre de l’effet dévolutif de l’appel, la Cour a ensuite statué sur les conclusions indemnitaires présentées par la société EDF (CAA Paris 2 mars 2012, société EDF, req. n° 10PA05771).
Ces conclusions ont été rejetées par la Cour au terme d’une analyse que le Conseil d’Etat a, à la suite d’un pourvoi formé par la société EDF, entièrement validée. Dans son arrêt en date du 26 décembre 2013, la Haute Juridiction a jugé que « la cour a pu se fonder, sans dénaturer les pièces du dossier qui lui était soumis, sur le constat que les rejets des centrales étaient restés inférieurs aux plafonds applicables à compter de l’entrée en vigueur du décret du 8 décembre 2006 ; qu’en l’absence d’indications contraires et après avoir pris en considération l’ensemble des éléments fournis par la requérante, elle a pu en déduire, sans erreur de droit, que la réalité du préjudice allégué n’était pas établie » (considérant n° 3). En effet, si comme cela a déjà été exposé, l’exercice du pouvoir de modification du contrat par l’autorité concédante peut conduire à l’indemnisation du concessionnaire au nom du principe d’équilibre financier du contrat, encore faut-il qu’existe un préjudice.
La démonstration de ce préjudice a fait défaut en l’espèce, la société EDF ayant échoué à démontrer la réalité des pertes de production. Le seul fait générateur allégué par cette dernière à l’appui de sa demande indemnitaire résidait dans les plafonds de rejets fixés par le décret du 8 décembre 2006. Or, le ministre avait fait valoir, sans être contesté sur ce point, que les rejets des centrales étaient restés inférieurs aux plafonds applicables à compter de l’entrée en vigueur de ce décret, en raison de la carence hydrique durable du bassin de la Durance. Dans ce contexte, il était pour le moins difficile de justifier que des pertes de production auraient été imputables à l’édiction des plafonds fixés par le décret.
Compte tenu de la carence hydrique durable du bassin de la Durance, la société EDF aurait-elle pu fonder sa demande indemnitaire sur la théorie de l’imprévision? Rien n’est moins sûr. En effet, l’indemnité au titre de l’imprévision n’est accordée que dans des cas strictement définis par la jurisprudence administrative et doit, notamment, être la conséquence d’un événement imprévisible. Or, ici, la prévisibilité du phénomène de carence hydrique durable du bassin de la Durance aurait pu prêter à discussion.
Archive : Article paru en 2014
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